Goudougoudou !

Un article pour Anglicans Online

Mgr Pierre Whalon

Septembre 2010

Le Créole haïtien s’est doté d’un un nouveau mot, goudougoudou. Les haïtiens l’utilisent souvent, se posant les uns aux autres la question « Où étais-tu au goudougoudou ? »

Le mot est une onomatopée qui leur fait se rappeler le bruit qu’a fait la terre durant le séisme du 12 janvier. Tous ceux qui l’ont entendu ne l’oublieront jamais. Une faille jusqu’alors insoupçonnée qui gisait sous la ville de Léogane — où le missionnaire James Holley a commencé l’Église Épiscopale d’Haïti — s’est disloquée. Des bâtiments conçus pour résister aux ouragans mais pas aux séismes se sont effondrés, écrasant des milliers de personnes (le nombre exacte est toujours inconnu) et amputant des bras et des jambes de milliers d’autres. Malgré le vacarme terrible du béton qui se disloquait et les cris de gens terrifiés, tous ont entendu, ou plutôt ressenti, ce bruit sourd des clapotements de la terre temporairement liquéfiée par le séisme.

On peut l’imaginer :

Gou !
Dou !
Gou !
Dou !

56 secondes après, la terre devint de nouveau solide. Les cris se turent, remplacés par les pleurs et les lamentations. A la tombée de la nuit, les survivants se rassemblaient afin de se soutenir les uns les autres.

Dans l’avion qui me transportait pour ma deuxième visite en Haïti, j’ai eu la chance de me retrouver assis à côté de la ministre du commerce du pays, Madame Josseline Fétière. Élégante, cosmopolite, nous avons discuté durant tout le vol. À la longue, elle m’a raconté son histoire du goudougoudou. Puisque le bâtiment de son ministère n’avait qu’un étage, elle put s’échapper indemne de son bureau, ainsi que tout son personnel. (Le gouvernement fut presque décapité, puisque trente pour cent des fonctionnaires périrent sous les décombres de leurs ministères.) Ayant retrouvé sa maison en ruines ainsi que celle de son frère, elle retourna à son ministère dévasté, où se trouvait une grande cour.

« Nous avons commencé à prier » me dit Mme Fétière. « Mais nous n’avions aucune parole, aucun mot, autre que « Jézi ! Jézi ! » (Jésus) car nous n’avions plus rien, absolument rien, à part lui. » Ses larmes coulaient sur ses joues sans qu’elle ne les essuie, car elle regardait au loin, comme envoûtée par le souvenir. Quelques gouttes tachaient sa veste chic.

Tous les Américains peuvent dire où ils se trouvaient le 11 septembre 2001, ou alors le 22 novembre 1963. Tous les Haïtiens ont maintenant leur histoire du 12 janvier 2010. Et maintenant ils ont leur propre mot, un mot privé qui exprime leur solidarité dans l’épreuve. Il faut dire que ce mot goudougoudou a aussi un brin de ludique, ce qui permet à ce peuple de dédramatiser un peu cette horreur qui les hante.

Ce qui m’a frappé en juillet c’était la différence de l’état des choses par rapport à mars. En dépit des rapports des médias, on fait des progrès. Où se trouvait la Nouvelle Orléans six mois après Katrina, dans le pays le plus riche et puissant du monde ? Goudougoudou a été bien pire et Haïti est certainement l’un des pays les plus pauvres et les moins puissants de la planète. Le président ne peut plus briguer un autre mandat et les élections sont au mois de novembre. Le gouvernement essaie de gérer les activités de centaines d’ONG qui ont l’habitude de faire ce qui leur plaît et il reste un million — un quart de la population du pays — sous des tentes. Et voici que nous sommes en saison d’ouragans…

L’autre aspect de mon expérience récente est de constater l’action de notre diocèse épiscopal qui s’appelle l’Église Épiscopale d’Haïti. C’est en fait le plus grand diocèse de notre église qui est pourtant basée à New York. Sous l’égide de Mgr Jean Zaché Duracin, appelé « le Sage » par son clergé, ils se sont mis méthodiquement au travail de reconstruction de leur pays. Des ingénieurs du Centre Diocésain de Secours (CEDISEC) vont dans les régions les plus pauvres, afin de monter des « maisonnettes » qui sont des petites constructions solides qui remplacent les abris de fortune. Lorsque j’ai visité Mathieu, une communauté au milieu d’une forêt tropicale, j’en ai visité plusieurs et j’ai pu parlé avec les familles qui les ont reçues et l’équipe qui les construit. « Comment choisissez-vous les bénéficiaires de ces maisons ? » ai-je demandé. « Nous demandons à la communauté qui est le plus dans le besoin et ils sont les premiers à en avoir une » m’a-t-on répondu. Episcopal Relief and Development, l’agence de secours de l’Église Épiscopale, fournit les fonds qui leur sont offerts, $2.300,00 par maisonnette, la famille fournit du travail ou alors nourrit l’équipe de bâtisseurs, et les épiscopaliens haïtiens fournissent le plande, les matériaux, et la construction elle-même. Chaque maisonnette a aussi une douche et une latrine. « Nous voudrions rajouter un petit porche pour $300 de plus. Comme ça les familles pourraient s’asseoir dehors lorsqu’il fait chaud.

En Haïti il fait toujours chaud.

Les 254 écoles diocésaines ont rouvert leurs portes. Façon de parler, puisqu’elles doivent avoir recours à des solutions de fortune. En mars, lors de ma première visite, je n’ai vu que décombres et cadavres au site de École Sainte-Trinité, avoisinant le site de la cathédrale, elle-même réduite à un monticule de gravats. Maintenant quelques 600 écoliers dans leurs uniformes travaillent dans des classes temporaires. La première femme prêtre d’Haïti, la Révérende Fernande Pierre-Louis, en est la directrice. Elle parle de l’avenir avec enthousiasme. « Comme dit Mgr Duracin, Haïti est mort le 12 janvier et maintenant nous attendons la résurrection. Pour moi la résurrection ça veut dire mieux qu’avant. Je veux que notre école produise d’excellents élèves, prêts à affronter le monde d’aujourd’hui. Nous ne nous contenterons pas d’un retour au statu quo ante !

L’énorme amas de débris de la cathédrale qui m’attendait en mars est maintenant déblayé. Un seul pan de mur qui reste debout berce le dernier des muraux qui ont fait de cette église un site du Patrimoine mondiale d’UNESCO. Le mural est maintenant sous une bâcle pour le préserver. Voyant l’ancien bâtiment de 1924, maintenant seulement en contour, j’ai réalisé à quel point il était petit. La nouvelle cathédrale devra être plus grande, comme il sied au plus grand diocèse de notre Église. Résurrection ! (Voir partnerswithhaiti.info pour des informations sur le projet de reconstruction).

J’ai commencé mon dernier dimanche en Haïti, le 1er août, en célébrant l’Eucharistie pour une foule assez grande à la paroisse de St Martin de Tours, sous une énorme tente tendue entre les deux parties de ce qui était la grande école de la paroisse. Plus tard je suis allé à la cathédrale, où se terminait l’Eucharistie sous un parquet improvisé que Mgr Duracin appelle sa « cathédrale en plein air » puisqu’il n’y a pas de mur. (Il a été renforcé depuis le mois de mars.) Une estafette de la télévision nationale haïtienne y était stationnée, afin de préparer la retransmission en direct d’un concert. En dépit de l’annulation de la saison musicale, et la perte de plusieurs musiciens, l’Orchestre philharmonique Sainte-Trinité donnait leur concert de clôture de saison.

« Pourquoi la télévision ? » ai-je demandé. On m’a fait comprendre que le concert serait retransmis en direct sur l’antenne nationale parce que cet orchestre est le seul du pays. Et il appartient à … l’Église Épiscopale d’Haïti.

Ils ont fait de l’effet. D’abord, une chorale de cinquante voix d’hommes et garçons a entonné plusieurs chants. Ensuite, un orchestre à cordes de jeunes a joué quatre pièces. Un orchestre à vent a suivi, terminant leur partie avec du jazz. Finalement, tout l’ensemble a joué, quelques 80 musiciens avec les 50 chanteurs. Le répertoire était classique, avec quelques pièces haïtiennes.

Ma première carrière était l’orgue et la composition, et j’ai pu garder l’oreille critique de ma formation musicale. On peut dire que ce concert montrait un bon orchestre amateur, pas plus. Mais goudougoudou n’est jamais loin, Sur le programme étaient marqué les noms des musiciens décédés le 12 janvier, auxquels le concert était dédié. La majorité des instruments étaient neufs, donnés par des épiscopaliens américains en remplacement de ceux qui ont été détruits. Je me demandais quel genre de force il fallait à ces musiciens qui ont dû répéter dans leurs tentes. Ils avaient quelque chose à dire au monde.

« Nous autres haïtiens, nous savons survivre, » m’avait dit Mme Fétière. « Nous avons notre foi. Et nous avons l’espwa. » On voit ce mot créole apparaître partout dans le pays. Dans la voie de l’espwa se trouve en chef de file l’Église Épiscopale d’Haïti. Je suis vraiment fier d’être épiscopalien, en voyant ce qu’ils font. Ce que nous faisons, avec l’aide de leur sœurs et frères de l’Église Épiscopale et du reste de la Communion anglicane.

Mais il reste énormément à faire. Les épiscopaliens d’Haïti font tout ce qu’ils peuvent, et c’est remarquable. Ils ont des besoins, pourtant, auxquels ils ne peuvent subvenir. Ils n’ont rien pour payer les instituteurs, puisque les parents ne peuvent payer les frais d’inscription, quoique modestes. Le clergé n’est pas payé non plus. Le diocèse a besoin d’un administrateur expérimente pour gérer la crise. Ils ont besoin d’un maître de chantier avisé qui peut surveiller efficacement les moult projets de reconstruction. Et cela fait neuf ans que je connais Mgr Duracin qui a toujours eu besoin d’un évêque assistant, maintenant plus que jamais. Il existe des projets de levée de fonds pour solder ces besoins. Plus tard, nous procéderons à un appel de fonds pour reconstruire la Cathédrale Sainte-Trinité.

L’Orchestre philharmonique a joué la première audition en Haïti d’un morceau de Jean Jean-Pierre, compositeur haïtien reconnu, qui s’appelle Terremoto. C’est un poème symphonique assez conventionnel qui dépeint le goudougoudou. Après beaucoup de passages forts qui font rappeler le séisme et les bâtiments en train de s’effondrer, il y a un temps de silence, interrompu seulement par un vieux musicien qui battait un gros tambour haïtien, le seul instrument indigène utilisé. Il tapait doucement un rythme calme, ponctué par un petit bruit coulissant qu’il produisait en faisant glisser son pouce sur la peau de tambour. Les visages des musiciens et chanteurs sont devenus graves. Comme avait fait Mme Frétière, ils regardaient au loin, ou alors visaient le sol.

Voir leurs visages m’a angoissé à mon tour. Je me suis retourné vers Mgr Duracin, assis à ma gauche. Lui aussi voyait son goudougoudou. Les Haïtiens auront de tels moments pour des décennies.

Et l’Église Épiscopale d’Haïti sera là avec eux, avec la guérison et la restauration qui viennent de la puissance du Saint-Esprit.